Il y a encore beaucoup d’obstacles à surmonter avant que les cryptomonnaies ne soient largement acceptées et utilisées. Une crainte préoccupe de plus en plus les investisseurs privés: l’innovation crypto ne sera-t-elle pas étouffée par la volonté de réglementation des gouvernements du monde entier? Pour y voir plus clair, Business AM s’est entretenu avec l’avocat fiscaliste Thomas Spaas – un expert de l’industrie du bitcoin, résidant à Anvers. (Deuxième partie)
- Lire la 1ère partie: Interdire les cryptos ? « Vous n’atteignez pas une telle capitalisation boursière avec seulement de l’argent sale »
C’est une histoire désormais familière car répétitive: la Chine, toujours désireuse d’exhiber sa force, annonce des mesures toujours plus musclées contre l’industrie des cryptomonnaies. Puis le marché crypto pique du nez. Autre cas de figure, le Financial Times évoque avec un plaisir sardonique l’énième État à imposer des restrictions à Binance, la plus grande plateforme d’échange du monde. Ou encore, un rapport nous apprend que l’Union européenne veut serrer la vis aux transactions cryptos…
Business AM: Comment l’Europe voit-elle réellement les crypto-monnaies ?
Thomas Spaas : En Europe, tout ce qui arrive est une menace, n’est-ce pas ? Tout est danger. Et c’est aussi sous cet angle de la sécurité que les gens considèrent la crypto chez nous : les choses que nous ne comprenons pas, nous les interdisons ou du moins nous essayons de les restreindre.
Il y a beaucoup de publications portant sur les cryptomonnaies qui sont issues des institutions européennes.
La quantité d’attention que la crypto reçoit des institutions européennes, comparée à celle qu’elles accordent au secteur financier classique, c’est hors de proportion. Et pourquoi cela ? Parce que l’Europe n’a pas grand-chose à dire sur le secteur financier classique. L’Allemagne protège ses banques, la France protège les banques françaises, etc. Ainsi, c’est l’EBA (l’Autorité bancaire européenne, ndlr) s’occupe de l’évaluation des maisons. Mais avec la crypto, c’est encore plus facile, hein. Parce que vous pouvez tirer à boulets rouges sur des cryptos sans qu’un défenseur réagisse immédiatement.
C’est valorisant sur le plan politique de parler de la lutte contre les cryptomonnaies ?
C’était politiquement gratifiant, mais je pense que nous parlons au passé. Vous pouvez vous demander : alors que de plus en plus de personnes possèdent des cryptos – peut-être 10-20% de la population maintenant – est-il toujours politiquement gratifiant de toujours partir à l’attaque contre l’ensemble de l’industrie crypto ? De nombreuses personnes qui y sont impliquées, qui s’inscrivent sur une bourse de cryptomonnaies pour ouvrir un portefeuille, savent désormais que tout ce qui est dit au sujet de la crypto n’est pas vrai. Ils veillent également à ce que des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent soient prises et à ce que l’identification des clients soit assurée. J’ai un portefeuille sur la plateforme Kraken, par exemple. Les gens sont totalement mis à nu pour être autorisés d’y ouvrir un compte.
Que devons-nous surveiller ?
Vous avez les différentes réglementations anti-blanchiment, qui se succèdent désormais rapidement. Un règlement n’a pas encore été mis en œuvre et le suivant est déjà en cours d’élaboration. Et il va y avoir une sacrée bataille, parce que si on laisse faire les décideurs, nous allons avoir un registre européen des actifs, où tout sera enregistré. Veulent-ils connaître le portefeuille de cryptomonnaies de chacun ? Bien sûr qu’ils le veulent. Ils veulent que tout le monde déclare tout. Peut-être même qu’ils y parviendront, hein, alors ils auront un peu étouffé la crypto en Europe. Je les vois parfaitement capables de le faire. Tout comme ils se sont attaqués aux organismes génétiquement modifiés. Ce serait une punition, car il ne s’agit plus vraiment d’un groupe marginal ; n’oublions pas qui possède déjà la crypto. Mais nous ne pouvons pas exclure la possibilité de durcissements.
Y a-t-il un « mais » ou devons-nous conclure le chapitre sur l’Europe par cette pensée pessimiste ?
Il y a un « mais »… Mais les grands acteurs, les plateformes d’échange qui ont déjà pris des mesures de mise en conformité sont peut-être mieux préparés à ces éventualités.
Binance
Vous avez parlé des exchanges, en particulier de Kraken. La plateforme Binance est une autre histoire.
Binance appartient à la première génération des plateformes d’échange de cryptomonnaies. Et pourquoi est-ce que les gens sont allés sur Binance ? Sur Binance, on peut y acheter des jetons numériques qu’on ne peut pas acheter ailleurs. On va sur Binance car on peut y échanger certains produits avec un effet de levier. Ou faire du trading sur marge.
Mais Binance a toujours louvoyé, entre conformité et liberté. L’entreprise n’avait pas vraiment de quartier général permanent, par exemple. Elle a joué avec le sentiment de liberté, tout en réussissant à ce que les banques ne refusent pas automatiquement chaque transfert vers et depuis Binance.
Alors, quel est le problème que les gouvernements ont avec Binance ?
Je pense que le problème avec Binance est le suivant : de nombreux tokens qu’ils proposent, et certainement en 2014, 2018, sont considérés comme des titres dans de nombreux pays, soumis à des obligations, de publication de prospectus par exemple. En ce qui concerne la lutte contre le blanchiment d’argent, je ne vois aucune différence avec les autres bourses.
Coinbase devait tout mettre en ordre préalablement à son introduction en Bourse aux États-Unis.
Par exemple. Ou Kraken, qui a choisi de travailler avec une banque allemande. Ils ont ainsi atteint une sorte de statut réglementé. Bitstamp, cet autre acteur majeur, a opté pour le statut d’établissement de paiement au Luxembourg. Une solution différente de celle de Kraken, mais anticipant encore une fois les réglementations à venir.
Alors la « chasse aux sorcières » contre Binance est-elle en quelque sorte justifiée ?
Je suis avocat, pas juge, mais je pense que c’est compréhensible d’une certaine manière.
Dans la dernière partie de cette série d’interviews avec l’avocat spécialisé Thomas Spaas, nous examinerons l’avenir de la réglementation crypto: les cryptomonnaies seront-elles un jour complètement interdites ? Et qu’en est-il de la technologie blockchain ? À suivre…
Première partie – Interdire les cryptos ? « Vous n’atteignez pas une telle capitalisation boursière avec seulement de l’argent sale »
Lire aussi:
- La Chine (re)tente de mener les cryptos à la baguette, le marché rougit: « Toutes les activités liées aux monnaies virtuelles sont illégales »
- Le rapport du régulateur financier européen qualifie les cryptomonnaies de « volatiles » mais « innovantes »
- C’est la peur de perdre le contrôle qui pousse les banques centrales à créer leurs monnaies numériques