L’INTERVIEW DU WEEKEND – Une anecdote bien belge. Un rien surréaliste. En proposant une discussion préalable pour présenter sa solution technologique au SPF Justice, Édouard d’Oreye, cofondateur et CEO de la legaltech EisphorIA, s’est gentiment fait éconduire. Motif invoqué : son entreprise n’avait pas de contrat-cadre avec les services publics.
Cette petite histoire mérite d’être racontée. Son principal témoin insiste en préambule sur les précautions d’usage : ses commentaires résultent de sa propre expérience et, en tout état de cause, il convient de n’en tirer aucune généralité. Son vécu n’a peut-être rien de comparable avec celui d’autres entrepreneurs et porteurs de projets. Édouard d’Oreye, ce licencié en droit consultant pendant une quinzaine d’années au service tax de PwC, n’a d’ailleurs pas la prétention d’avoir étudié ou épuisé tout ce que l’État pouvait offrir à une entreprise comme la sienne. La start-up qu’il a cofondée, EisphorIA, a bâti une solution d’intelligence artificielle, avec son moteur de recherche contextuel et ses divers algorithmes, pour structurer, ordonner et mettre en relation tout type de documents textuels. Et s’il y a un endroit qui produit des masses de données textuelles, c’est bien le secteur public. Mais tout n’est pas si simple avec l’administration belge. Entretien.
Business AM: Le courant ne passe apparemment pas bien entre l’État belge et les start-up ?
Édouard d’Oreye: Il est évidemment impossible de généraliser. Nous avons eu des échanges très constructifs avec différents organismes, essentiellement, dans le contexte de l’accès aux données. Mais, nous avons également rencontré des situations où certaines institutions étatiques se montraient assez réticentes à initier des discussions préliminaires.
Un exemple précis ?
Deux cas me viennent à l’esprit. Ayant proposé d’avoir une discussion préliminaire pour présenter notre produit, il nous a été rétorqué qu’avant toute chose, nous devions rentrer dans un contrat-cadre… Idem auprès d’une autre institution proposant un moteur de recherche plutôt ancien qui nous a éconduit de manière assez directe en soulignant qu’ils y travaillaient en interne. Cet échange date de plusieurs mois et depuis lors, rien n’a évolué chez eux.
Ça revient à se couper du terrain, à ne pas prêter attention aux alternatives ?
Cela me parait dommage pour plusieurs raisons. Les institutions qui ‘se ferment’ à l’écosystème start-up, voire des scale-ups, se privent d’échanges très constructifs qui peuvent élargir les horizons, susciter des idées, des approches, augmenter la conscience technologique. Il ne faut pas sous-estimer le fait que les start-ups ont une connaissance assez fine du marché et des technologies utilisées.
C’est prendre le risque de rater un train d’innovation ?
Cela pourrait accélérer significativement le processus de transformation. Les institutions pourraient être étonnées du fait que des réponses rapides peuvent exister pour des projets qui sont en discussion depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. L’agilité des start-up fait qu’elles réagissent des besoins spécifiques et implémentent très rapidement les solutions. À mon sens, ceci s’accorde également mal avec la nécessité de voir émerger des champions digitaux locaux et européens ou assurer notre indépendance digitale. Le problème vient probablement du fait que le mode de fonctionnement des institutions étatiques et des start-ups est fort différent. Les institutions fonctionnent logiquement dans un mode procédurier, formaliste tandis que les start-ups sont nécessairement marquées par l’agilité.
Mais des pistes existent pour réduire cet écart entre l’État et les jeunes entreprises innovantes ?
Certainement. On pourrait imaginer que les institutions de l’État, sur des dossiers digitaux spécifiques, lancent de véritables contests technologiques permettant de confronter concrètement les différentes solutions. Il y a quelques initiatives dans ce cadre, notamment dans le contexte d’hackathons, et l’idée de proof of concept existe déjà dans les relations avec les universités. C’est évidemment très positif mais je parle ici d’un processus beaucoup plus généralisé et plus régulier. En fait, ce point rejoint le fait que les start-up ont une approche produit et peuvent donc très vite montrer -ou non- leur pertinence, projet-test à l’appui.
Vous pensez à quelque chose de précis.
Je prends l’exemple de la question de l’anonymisation des données jurisprudentielles. On entend dire qu’une automatisation est extrêmement compliquée, n’est pas parfaite, etc… Ceci expliquant le retard pris. Pourquoi ne pas lancer un concours sur un jeu de jurisprudences déterminé et offrir aux entreprises qui le souhaitent, en un temps limité, admettons 48 heures, la possibilité de démontrer où elles se situent. Idem pour la question des dossiers digitaux dans le cadre judiciaire. Idem pour une banque de données publiques centralisant les différentes données véhiculées par les institutions publiques.
Ce serait doublement gagnant comme approche.
Oui. Pour l’État, cela permettrait en très peu de temps d’identifier concrètement et objectivement les meilleures bases de travail pour le chantier concerné, avant de lancer la procédure plus complète de marché public.
Pour les entreprises, cela permettrait d’avoir non seulement un accès plus facile au public mais également pouvoir confronter leur technologie et avoir plus de visibilité sur les chances de succès ou de non-succès dans les phases ultérieures. Et évidemment, en filigranes, pour la société civile et l’écosystème technologique du pays.
On entend souvent les politiques associer l’ambition d’une Belgique ‘start-up nation’ avec des politiques de subvention pour y parvenir. C’est la seule stratégie de nos dirigeants ?
Pour l’instant, l’essentiel se situe effectivement au niveau financier, en ce inclus la création de fonds (semi-)publics. Il y a évidemment une question de répartition des compétences entre fédéral et régions. Les mécanismes de financement sont intéressants. Mais il est probablement possible d’aller encore plus loin sur le sujet avec une volonté claire de simplifier l’accès au segment public pour les start-up. Regardons le processus engagé en Flandre. Un pays comme le Luxembourg semble également avoir travaillé sur le sujet.
L’État doit plus largement entrer en relation commerciale avec les start-up du pays alors ?
Selon moi, non seulement ceci crée un cercle vertueux mais c’est également une question d’efficacité, de gouvernance et de compétitivité, de stratégie économique et technologique… Dans notre monde technologique, ceci est probablement plus impératif que jamais. Pour revenir à ma start-up, car nous avons un produit commercialisable auprès du secteur public, à choisir, je serais beaucoup plus intéressé de recevoir de l’argent public en ayant vendu notre produit à l’État que de recevoir l’argent sous forme de subventions.
En résumé, l’État a tout intérêt à adopter la culture de l’entrepreneuriat ?
Je ne suis pas vraiment ‘habilité’ à répondre à cette question. Par le rôle qu’il assume, avec les contraintes légitimes auxquelles il est soumis, il me semble normal que l’État ait une culture spécifique. Mais cela ne l’empêche probablement pas de s’inspirer ici et là de solutions entrepreneuriales.